À DIRE VRAI – EP03 L’INJUSTICE
28 janvier 2022Contrats publics : 3 points de vue qui comptent
28 septembre 2022Loueriez-vous un logement sans en connaître le propriétaire véritable? Confieriez-vous votre argent à un conseiller financier dont vous ne connaissez pas l’identité? Savoir à qui on a à faire, disons-le, c’est la vraie grosse affaire. Pourtant, plein de villes – toutes, en fait! – octroient des contrats de dizaines, de centaines et de millions de dollars à des entreprises dont les véritables bénéficiaires ne sont pas toujours ceux qu’ils prétendent être.
Il n’y a rien de bien nouveau dans cette constatation, direz-vous. C’est tout de même enrageant.
Ça l’est, parce que ceux qui se cachent derrière un faux nom ou derrière un intermédiaire pour faire des affaires le font rarement pour les bonnes raisons.
Par la loi, les villes doivent attribuer leurs contrats aux entreprises qui sont les plus bas soumissionnaires conformes, et ce, même si des doutes planent sur leurs dirigeants.
Dans nos enquêtes et vérifications au BIPA de la Ville de Saint-Jérôme, il nous est arrivé de fouiller et, à l’occasion, de soupçonner très fort qu’une entreprise était dirigée par un prête-nom, par un membre du crime organisé ou par un quasi-fantôme, du genre une personne presque impossible à retracer. En somme, nous avons identifié des personnes qui pouvaient ne pas agir pour leur propre compte.
Il y a une facilité relative à dissimuler la « propriété effective » à ceux qui peuvent avoir besoin de la connaître. Il suffit pour les acteurs illicites de se camoufler derrière des sociétés fictives, des structures complexes de propriété, des actionnaires et administrateurs désignés, des fiducies et d’autres arrangements juridiques abusifs.
De l’extérieur, rien n’y paraît. Mais en creusant, on peut découvrir des entreprises qui ont « recours à des sociétés de façade pour superposer et légitimer des sources de revenus inexpliquées, les amalgamant et les masquant comme des profits d’entreprises légitimes »[1].
De l’opacité au REQ
Au Registraire des entreprises du Québec (REQ), 920 000 [2] entreprises sont immatriculées. Et la majorité d’entre elles ont fourni de bonne foi les renseignements les concernant.
Ce registre, c’est ce qui existe de mieux au Québec pour avoir le pedigree des entreprises. Noms, adresses, actionnaires, administrateurs, activités d’affaires… Chaque fiche d’entreprise est comme une carte d’identité.
Le talon d’Achille, pour l’instant, c’est que le REQ n’a pas les moyens de savoir qui sont les « bénéficiaires ultimes » des entreprises, qu’on appelle aussi bénéficiaires effectifs, propriétaires véritables ou propriétaires réels. Il n’est pas possible de savoir avec exactitude qui, « ultimement », possèdent et contrôlent les compagnies, et qui retire en dernier lieu le profit d’une activité économique.
L’opacité corporative est difficile à percer.
Ça risque toutefois de changer.
Le PL78 pour améliorer la transparence des entreprises
C’est qu’à l’heure où la transparence des entreprises est devenue un sujet polarisant dans le monde, l’Assemblée nationale du Québec a adopté, le 3 juin 2021, le projet de loi no 78 [3], soit la Loi visant principalement à améliorer la transparence des entreprises. Ce projet de loi a été sanctionné le 8 juin suivant. Nous allons vers le mieux. Ne nous réjouissons cependant pas tout de suite, car certaines des dispositions du projet de loi ne sont pas encore en vigueur. Mais ça viendra… Quand? On ne le sait pas.
Selon le Registraire des entreprises du Québec (REQ), les dispositions relatives à la transparence corporative pourraient être mises en vigueur vers le 1er avril 2023. C’est la date qui est visée pour la mise en service des améliorations au système.
En ce moment, selon l’article 3 de la Loi sur la publicité légale des entreprises, le Registraire est notamment chargé [4] :
« 1° de tenir le registre visé au chapitre II, de le garder, de recevoir les documents destinés à y être déposés et d’en assurer la publicité;
2° d’ immatriculer les personnes physiques et les fiducies qui exploitent une entreprise, les sociétés de personnes, les personnes morales ainsi que les groupements de personnes;
3° de conférer, dans les cas prévus par la loi, l’existence légale aux personnes morales, de la constater et de dresser les certificats appropriés pour reconnaître les modifications à leur acte constitutif. »
Mais dès l’entrée en vigueur de l’article 2 du PL78, il incombera également au Registraire :
« 4° de prendre des moyens raisonnables pour optimiser la fiabilité des informations contenues au registre. »[5]
De plus, le PL78 obligera les entreprises à déclarer :
« les nom, domicile et date de naissance des bénéficiaires ultimes et tout autre nom qu’ils utilisent au Québec et sous lequel ils s’identifient ainsi que, selon les modalités déterminées par règlement du gouvernement, le type de contrôle exercé par chacun d’eux ou le pourcentage d’actions, de parts ou d’unités qu’ils détiennent ou dont ils sont bénéficiaires. »[6]
Quand la fin justifie les moyens
En clair, ça signifie que les « bénéficiaires ultimes » des entreprises devront bientôt obligatoirement dire qui ils sont. Tous les renseignements qu’ils fourniront au REQ deviendront de l’information publique.
Certes, ce n’est pas demain que les malfaiteurs cesseront les activités délinquantes de leurs compagnies. Mais il est permis d’espérer que le PL78 leur plombera un peu les ailes.
De fait, le PL78 est censé aider à mieux lutter contre les paradis fiscaux, l’évasion fiscale, l’évitement fiscal abusif, le blanchiment d’argent et la corruption. Chemin faisant, il permettra d’augmenter la confiance du public envers les entreprises avec lesquelles les villes font des affaires.
Les entreprises et personnes physiques contrevenantes qui ne voudront pas se conformer aux nouvelles exigences seront passibles de pénalités et de mesures administratives pouvant inclure la radiation d’office.
En somme, le PL78 devrait compliquer la vie des personnes qui souhaitent rester cachées derrière des structures complexes et sophistiquées.
Petite anecdote qui illustre avec humour la propension de certaines sociétés à dissimuler leur identité pour mieux lessiver de l’argent. Elle est tirée d’un article de Rhoda Weeks-Marron, conseillère générale et directrice du département juridique du Fonds monétaire international (FMI).
« Al Capone avait un problème : il lui fallait maquiller les sommes faramineuses générées par son empire criminel en revenus légaux. Il avait donc décidé d’acheter des laveries automatiques à pièces pour pouvoir mélanger l’argent sale et l’argent propre et prétendre que tous ses gains provenaient du lavage des chemises et des chaussettes de l’Américain moyen plutôt que du jeu et de la contrebande. Presqu’un siècle plus tard, le concept de base du blanchiment est le même, seules son échelle et sa complexité sont beaucoup plus importantes. Si Al Capone était encore vivant, il lui faudrait laver et sécher du linge nuit et jour pour satisfaire la demande. »[7]
Du côté du Canada
Au Canada, c’est vers 2017, après l’affaire Panama Papers, qu’il y a eu une mise en évidence de l’ampleur et de la facilité d’utiliser des sociétés et d’autres entités juridiques pour éviter l’impôt et se livrer à des activités criminelles comme le blanchiment d’argent et la corruption.
En 2019, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux du Canada ont participé à une réunion conjointe sur la lutte contre le blanchiment d’argent. Ils en ont profité pour mettre en commun des idées visant à rendre l’information sur la propriété effective plus transparente et centrale.
D’une chose à l’autre, le gouvernement du Canada a alors procédé à une consultation [8] publique auprès de la population canadienne, d’experts et autres afin de réfléchir aux façons d’établir un registre public de renseignements sur la propriété effective des sociétés privées.
Du côté de l’Europe
Le principe d’un registre de propriétaires véritables a déjà été mis de l’avant ailleurs. Depuis 2015, dans les États membres de l’Union européenne (UE), il existe une Quatrième directive relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme.[9] Cette directive a obligé chaque État à mettre en place un registre centralisé non public qui dresse une liste des personnes ayant un « contrôle significatif » sur une société ou étant les « bénéficiaires effectifs » de la société.
Une Cinquième directive [10], émise en 2018 et transposée en droit français en 2020, est venue renforcer les dispositions de la précédente directive en prévoyant que les Registres des bénéficiaires effectifs (RBE) des entreprises soient publics et garantissent une meilleure transparence des transactions financières. C’est au lendemain des révélations de l’affaire Panama Papers que cette directive a été proposée.
La France et le Royaume-Uni ont tous deux implanté leur propre registre. Le Royaume-Uni a mis en place le Registre des personnes ayant un contrôle significatif (PSC) en avril 2016. Et la France a mis en œuvre le Registre des bénéficiaires effectifs (RBE) en août 2017.
Ces registres sont davantage une évolution qu’une révolution. Mais ils représentent assurément des outils parmi d’autres pour lutter contre les blanchisseurs d’argent et autres contrevenants.
Même problème dans le secteur immobilier
La volonté de mettre à jour les propriétaires véritables s’inscrit dans la lignée de quelque chose qui existe depuis très longtemps, soit le registre public des propriétaires fonciers véritables. Qui n’a pas entendu parler de toutes les sociétés fictives qui polluent le marché immobilier en Colombie-Britannique? Cette province a d’ailleurs été la première au Canada à présenter une nouvelle législation pour créer un registre public des propriétaires fonciers.
Pour plusieurs experts, il était temps que le Canada – reconnu pour sa législation laxiste sur la propriété effective – fasse un pas en avant et trouve des moyens de faire connaître les personnes derrière les compagnies. « Parfois, lorsque vous avez des structures vraiment complexes, elles ressemblent à des poupées russes », a précisé Denis Meunier, directeur adjoint retraité du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada.[11]
Dans une entrevue accordée en 2019, M. Meunier, réputé en prévention du blanchiment d’argent, affirmait que « le Canada est une des pires juridictions pour le secret financier (…), parce qu’on permet que les bénéficiaires respectifs, c’est-à-dire les gens qui contrôlent ou sont les propriétaires de sociétés privées ou de fiducies, se cachent et utilisent ces sociétés ou fiducies pour blanchir leur argent ».[12]
On le voit, le sujet des bénéficiaires ultimes est fascinant parce que, comme plusieurs le disent, il représente une victoire pour la transparence et un pas important pour lutter contre la criminalité économique. La transparence tend à devenir la nouvelle norme et à reléguer au passé l’ère du secret.
Références :
[1] Gouvernement du Canada, page Web « Renforcer la transparence de la propriété effective des sociétés au Canada », février 2020. https://ised-isde.canada.ca/site/consultation-renforcer-transparence-propriete-effective-societes-canada/fr/renforcer-transparence-propriete-effective-societes-canada
[2] Communiqué du gouvernement du Québec, « Registraire des entreprises – Le ministre Jean Boulet présente de nouvelles règles visant à améliorer la transparence des entreprises faisant affaire au Québec », 8 décembre 2020. https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/registraire-des-entreprises-le-ministre-jean-boulet-presente-de-nouvelles-regles-visant-a-ameliorer-la-transparence-des-entreprises-faisant-affaire-au-quebec
[3] Site de l’Assemblée nationale du Québec : assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-78-42-1.html
[4] Loi sur la publicité légale des entreprise, art. 3, https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/p-44.1
[5] Loi visant principalement à améliorer la transparence des entreprises, art. 2, http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=5&file=2021C19F.PDF
[6] Loi visant principalement à améliorer la transparence des entreprises, art. 8, http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=5&file=2021C19F.PDF
[7] Rhoda Weeks-Marron, « Halte au blanchiment », décembre 2018. https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2018/12/pdf/fmi-lutte-contre-le-blanchiment-des-capitaux-et-stabilite-economique-straight.pdf
[8] Site du gouvernement du Canada, « Renforcer la transparence de la propriété effective des sociétés au Canada ». https://ised-isde.canada.ca/site/consultation-renforcer-transparence-propriete-effective-societes-canada/fr/renforcer-transparence-propriete-effective-societes-canada
[9] Directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015, 2015. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32015L0849
[10] Directive (UE) 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 modifiant la directive (UE) 2015/849, 2018. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex:32018L0843
[11] The Globe and Mail, “B.C. unveils Canada’s first beneficial ownership registry”, 2 avril 2019. https://www.theglobeandmail.com/canada/article-bc-unveils-canadas-first-beneficial-ownershipregistry/
[12] Ici Radio-Canada, émission Boulevard du Pacifique, entrevue « Lutte du blanchiment d’argent : encore beaucoup de travail à faire », 28 mars 2019. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/boulevard-du-pacifique/segments/entrevue/111699/denis-meunier-blanchiment-argent-colombie-britannique
Pour signaler toute irrégularité en matière de passation de contrats ou tout manquement à l’intégrité à la Ville de Saint-Jérôme :
450-431-0031 |
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