Vérités qui dérangent à propos de la corruption
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1 mai 2019Le BIPA s’entretient avec une personne reliée au monde de l’éthique et de l’intégrité en partant d’un événement déterminant dans sa vie. Denis Gallant, de l’AMP, se remémore son coup de foudre pour le droit public.
Depuis juillet 2018, Denis Gallant est président-directeur général de l’Autorité des marchés publics, dont le mandat est de s’assurer que tous les contrats accordés par les ministères, les sociétés d’État, les organismes gouvernementaux et les municipalités sont conformes aux normes et font l’objet d’une saine concurrence. Auparavant, de 2014 à 2018, il a occupé le poste d’inspecteur général de la Ville de Montréal et a fait du BIG une référence en matière de surveillance de passation de contrats. Il est également connu et estimé pour ses rôles d’ex-procureur en chef adjoint de la Commission Charbonneau ainsi que de procureur au Bureau de lutte au crime organisé du ministère de la Justice du Québec et au Service des poursuites pénales du Canada. Pour lui, la cohérence de son parcours, c’est le refus de la tricherie.
Parlez-nous d’un déclic qui vous a mené là où l’on vous connaît aujourd’hui?
Dans les années 1980, à l’époque où j’étais étudiant au secondaire ou au cégep, je me souviens que mon père a commencé à avoir des contrats gouvernementaux. Il était entrepreneur en construction, dans le domaine du revêtement en aluminium et des portes et fenêtres. Un jour, il a soumissionné pour un contrat en donnant le prix le plus bas possible. C’était pour les baraques à la base militaire de Longue-Pointe. Il n’a pas remporté le contrat. Il s’est aussitôt demandé : comment quelqu’un a pu proposer un prix plus bas? Il y avait deux possibilités. Soit l’entrepreneur gagnant allait faire travailler ses employés au noir, soit il allait exécuter le contrat à perte. C’est là que j’ai réalisé qu’on est perdants quand le gouvernement, à qui on verse des impôts, donne des contrats à des gens qui ne respectent pas la loi.
Par quel chemin le droit est-il arrivé dans votre vie?
J’ai un parcours sinueux. Au cégep, j’ai un peu erré. Après une session en administration, j’ai même arrêté d’étudier durant deux ans et demi. Je suis ensuite retourné au cégep. Comme j’avais de bonnes notes, j’ai été accepté du premier coup en droit à l’université. J’ai détesté ma première année! Mais comme je ne suis pas un lâcheur, j’ai continué. En deuxième année, j’ai aimé ça un peu plus. C’est en troisième année que j’ai accroché, lorsque j’ai suivi des cours en droit public. J’ai littéralement adoré les cours de droit criminel, de droit administratif et de droit international. Après mon Barreau, j’ai travaillé à l’Aide juridique. Puis j’ai fait une maîtrise à l’université. Le droit me passionne parce qu’il me procure des étincelles.
Quelle autre profession aurait pu vous attirer?
Je suis un gars de sciences humaines. J’avais d’abord pensé m’orienter vers le journalisme, les communications, l’enseignement ou l’analyse politique. J’aurais aussi aimé être correspondant à l’étranger. Quand j’étais plus jeune, j’écoutais les débats à l’Assemblée nationale et j’y prenais plaisir. Les gens pensaient que je n’avais pas de vie! (rires)
Si vous pouviez inviter une personnalité vivante ou décédée au restaurant, ce serait qui?
Robert Mueller. Ce procureur spécial est mon héros! J’aimerais lui demander comment il a pu rester de glace et déterminé dans l’enquête hors norme qu’il a menée durant 22 mois sur l’ingérence de Moscou dans la présidentielle américaine de 2016. Devant toutes les pressions politiques et médiatiques ainsi que les attaques de Donald Trump, il n’a jamais dérogé de sa mission, à savoir rendre un rapport public basé uniquement sur les faits, et ce, avec toute la rigueur qui le définit comme professionnel.
On vous a vu faire des interrogatoires serrés à la Commission Charbonneau. Vous y avez fait votre marque. Qu’avez-vous essentiellement tiré de cette expérience?
Ce qui est intéressant, c’est peut-être ce qui m’a conduit à la Commission Charbonneau. À cette époque-là, Jacques Duchesneau, qui dirigeait l’Unité anticollusion du ministère des Transports, avait rendu public son rapport. Il y avait des signes un peu partout de corruption… il fallait que quelque chose soit fait. Ça prenait un électrochoc collectif. Moi, je n’étais pas dans le décor du tout. J’étais procureur de la Couronne au fédéral, au Service des poursuites pénales du Canada. Un jour, pendant un bulletin de nouvelles qui annonçait la nomination de la juge France Charbonneau, en novembre 2011, ma conjointe m’a dit : penses-tu qu’elle pourrait t’appeler pour que tu prennes part à la Commission? J’ai dit que, non, non, dans l’histoire, aucun procureur de la Couronne n’était jamais devenu procureur de commission. Mais la juge Charbonneau m’a appelé! Sur le coup, j’ai pensé que c’était en lien avec un procès auquel j’avais participé. C’était plutôt pour m’offrir un poste dans l’équipe des procureurs! Comme j’étais en droit criminel, je ne connaissais rien aux contrats publics. J’ai appris sur le tas. La première année, en 2012, on a travaillé très fort, sept jours sur sept, du matin au soir, notamment pour trouver des témoins. C’était surréaliste…
À la Commission Charbonneau, c’est comme si on avait fait une enquête policière et un procès en même temps. Au début, les gens ne voulaient pas nous parler du tout. Mais nous avons montré ce que nous étions capables d’accomplir. Quand des témoins ont commencé à apparaître à la télévision, nos enquêteurs se sont soudainement fait traiter avec grand sérieux.
– Denis Gallant
La Commission Charbonneau a été un tournant dans votre carrière?
Oui, tout à fait. La mission était importante, et nous étions dans la justice publique. Avant, si je me trompais dans une salle de cour, si mes interrogatoires tombaient à plat, je me faisais rabrouer et il n’y avait pas d’incidence publique. Mais à la Commission, dans les moments forts, nous étions suivis tous les jours par quelque 80 000 personnes. C’était facile de passer de héros à zéro! Heureusement, j’ai toujours été quelqu’un qui se prépare énormément et qui est minutieux. Mais c’est évident que je ressentais une pression et que je savais que les médias analysaient mon travail. J’ai dû me mettre dans une sorte de bulle. Par exemple, dans mes heures de déplacement, j’ai délibérément syntonisé un poste de radio de Burlington qui ne parlait pas de la Commission dans ses manchettes! Je ne voulais rien entendre, non plus, sur mes collègues ou mes patrons.
Pendant quatre ans, vous avez dirigé le Bureau de l’inspecteur général de Montréal, le BIG, qui vise à assainir le processus d’octroi des contrats.
Vous savez, comme tout bon procureur de la Couronne, mon plan de carrière était éventuellement de devenir juge. Peut-être que ça n’aurait pas marché, mais c’est ce que j’avais en tête. Quand France Charbonneau m’a contacté pour la Commission, j’ai retardé mon plan. Ensuite, j’ai reçu l’appel de Denis Coderre qui a proposé mon nom au conseil de ville pour le poste d’inspecteur général de la Ville de Montréal. Le BIG, c’est donc un concours de circonstances. Honnêtement, j’ai eu le syndrome de l’imposteur… J’étais un gars qui « faisait de la cour ». À la Commission, ma force était d’interroger et de contre-interroger des témoins. Je n’étais pas un gestionnaire. Et puis, on m’a confié une équipe et un budget de 6 millions, et on a tracé mon carré de sable dans la loi pour que le BIG effectue de la surveillance de contrats publics et contribue à redonner un lustre à Montréal. Je suis un homme de défis… J’ai donc décidé d’accepter le mandat. J’avais envie de participer à changer l’histoire.
Quel legs avez-vous laissé de votre passage au BIG?
Je crois humblement avoir laissé une institution en santé, souple, qui a fait ses preuves et qui est capable d’agir dans des dossiers où les moyens traditionnels ont échoué. Le BIG est aujourd’hui en mesure de proposer des décisions publiques et transparentes. Par les rapports du BIG, les gens sont informés. La loi du BIG ne contient pas beaucoup d’articles, mais ça ne nous a pas empêchés de faire des miracles et de livrer des résultats, et je sais que la nouvelle inspectrice générale, Me Brigitte Bishop, continue d’obtenir d’excellents résultats.
Une journaliste a déjà écrit que votre « feuille de route est marquée du double sceau de l’intégrité et du service public » [1]. Pour vous, qu’est-ce que l’intégrité?
L’avocat en moi doit répondre que l’intégrité, c’est respecter la loi. Mais au-delà de ça, c’est un solide système de valeurs. Les personnes intègres ont des opinions et les respectent. Quand on est un fonctionnaire ou un officier public, l’intégrité doit être la première valeur, parce que l’argent des autres en dépend.
Votre fille est nouvellement avocate. A-t-elle goûté à l’intégrité dès le biberon?
Absolument. Et elle aussi, elle travaille dans le service public. Moi, en 30 ans de carrière, j’ai exercé seulement deux semaines en pratique privée.
Qu’est-ce qui aurait pu vous détruire dans votre parcours professionnel mais qui, au contraire, vous a construit?
Je n’ai pas vécu de grands malheurs. Mais j’évoquerais peut-être la Commission Charbonneau, où on a chaussé de grands souliers et touché au système politique. Si j’avais continué, j’aurais pu m’écorcher sur le plan professionnel. Ça aurait pu partir dans un sens ou dans l’autre. Mais je savais que j’étais porté par de grands principes et que j’étais jugé selon eux. Comme professionnel autant que comme individu, la Commission m’a changé…
Dans quel sens?
Quand j’étais procureur de la Couronne, j’étais en présence du crime organisé et je connaissais plusieurs des bandits qui étaient en face de moi. À la Commission, j’ai constaté que certaines personnes qui sont venues témoigner étaient aussi des voleurs de grand chemin. Honnêtement, j’ai eu plus de respect à interroger Bernard Trépanier – surnommé Monsieur 3 % –, qui était le pire des magouilleurs, que d’interroger certains hauts dirigeants de firmes ou de villes qui se sont cachés sous des couverts de bonnes personnes.
Vous répéteriez l’expérience d’une commission d’enquête?
Oui. Mais si on me demandait de participer à nouveau à une commission d’enquête demain matin, que ce soit pour la présider ou y agir comme procureur en chef, je prendrais plus de temps pour m’assurer de la crédibilité de certains témoins en amont avant tout témoignage public.
Vous êtes nouvellement à la tête de l’Autorité des marchés publics (AMP), qui est la recommandation phare de la Commission Charbonneau. Vous y êtes en quelque sorte le chien de garde des contrats publics au Québec. Ce défi est-il étourdissant?
L’Autorité des marchés publics a plusieurs mandats, dont le principal concerne la surveillance en amont dans le processus d’appels d’offres. Notre rôle est de vérifier si le cadre normatif est respecté. Notre organisme répare, à mon avis, une erreur du passé. Au Québec, il se donne environ 16 milliards de dollars en contrats publics par année. Des règles d’attribution ont été établies pour ces contrats-là, mais aucun organisme n’avait encore été mis en place pour les surveiller. Ça explique plusieurs des dérives observées ces dernières années.
« Le message que je lancerais aux personnes qui font de la collusion ou de la corruption? Je leur dirais qu’ils ne méritent pas de recevoir de l’argent de l’État, c’est-à-dire des contribuables. Je les assurerais que nous allons continuer de leur faire la vie dure. Les arrogants auront droit à notre arrogance.
– Denis Gallant
Comment voyez-vous les liens de l’AMP avec les bureaux d’inspecteurs généraux de Saint-Jérôme et de Longueuil ainsi qu’avec le bureau d’enquête de Laval?
Compte tenu de l’énorme mandat de l’AMP, nous devrons miser sur des initiatives locales de façon importante. La première ligne de défense, ce ne sera pas l’Autorité des marchés publics, mais ce que les 1 100 municipalités du Québec feront sur leurs territoires. Je pense que des bureaux d’enquête comme le BIPA à Saint-Jérôme, le BIC à Longueuil et le BIEL à Laval seront essentiels pour surveiller l’exécution des contrats. Ces bureaux ont le pouvoir de parler haut et fort, de faire des recommandations et de fournir des renseignements à l’AMP pour lui permettre d’agir.
Si vous aviez à écrire un livre très personnel, quel en serait le titre?
Je pense que je l’intitulerais « L’autre Commission Charbonneau ». Il décrirait les coulisses de la Commission, les difficultés rencontrées à ses débuts, les prises de bec saines que nous avons eues entre nous, les choix que nous avons faits…
Et si c’était votre voisin qui trempait dans la corruption?
Je le dénoncerais absolument. Une anecdote : il y a quelque temps, alors que j’étais encore inspecteur général à la Ville de Montréal, j’ai fait affaire avec un entrepreneur chez moi. Nous avons jasé une bonne demi-heure, il savait qui j’étais, mais ça ne l’a pas empêché de me proposer de payer en argent comptant, sans facture. J’étais sidéré. Il n’a pas eu le contrat, vous vous en doutez! Ce que j’aimerais, c’est justement changer cette culture de tricherie.
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[1] https://www.journaldemontreal.com/2018/03/27/le-quebec-a-besoin-de-denis-gallant
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